Adam Smith avait raison. Il y a bien une main invisible, une main qui fait fonctionner les systèmes et les institutions. Mais cette main, c'est la main des hommes et non celle de la Providence. Le corps humain n'est pas absent du travail, comme on l’entend un peu partout : il n’est que trop présent. La diminution structurelle du travail manuel n’attesterait-elle pas d’un mouvement inverse ? Tout au contraire. Car le travail manuel, ce n’est ni la main ni le corps de l’homme, mais leur objectivation sous l’emprise de l’organisation scientifique du travail. Nos enquêtes le prouvent : dans les univers hypertechnicisés où nous avons séjourné, scrutant à la loupe les activités et les liens, le corps humain ne quitte jamais la scène productive. Il la réinvestit à sa manière. Toute la question est de savoir ce que nos systèmes sociaux font de cette praxis – comment ils la qualifient ou la disqualifient.
Il n’y a pas d’un côté une croissance purifiée, déchargée des contraintes de l’activité laborieuse et gouvernée par les exigences de la rationalité abstraite ; et de l’autre, des inemployables dont on pourrait régulièrement dresser l’inventaire comptable avant que, peu à peu, ils ne descendent avec la lenteur des mourants l’escalier de la déchéance sociale. Il n’y a pas deux mondes, mais un seul espace de qualification ou de disqualification dont le chômage de longue durée traduit tour à tour l’impuissance radicale ou l’ultime direction. Cet espace est néanmoins devenu de plus en plus flou. Loin de se limiter à des classifications établies une fois pour toutes, il dépend à la fois d’un champ de forces et d’une éducation du regard.
Les forces, ce sont ces intérêts antagonistes qui accompagnent le développement du capitalisme depuis sa fondation et trouvent dans la négociation les conditions d’un équilibre, toujours temporaire. Le regard, c’est la capacité à dépasser les stéréotypes que la période actuelle entretient constamment sur le travail humain pour y déceler les indices d’une présence vive, inventive, incarnée.
Table des matières 9
Remerciements 15
Introduction 19
Chapitre 1 : Le travail et sa visibilité sociale. Le « compromis
fordiste » en questions 23
1. Vers une société de service ? Atouts et limites de l'approche
en termes de « tertiarisation » 26
1.1. Modernisation et structure des emplois :
quelques données 26
Féminisation, diversification, tertiarisation : les évolutions
de la condition salariale 26
La place apparente des services 32
La tertiarisation comme transformation voire élévation des
qualifications de la main-d’oeuvre ? 37
1.2. La tertiarisation initie des ruptures de trajectoire 41
1.3. Des configurations sectorielles assez différenciées 50
Les évolutions par secteur : rupture, recomposition, évolution
aléatoire 52
Les politiques sectorielles de gestion de la main-d’oeuvre 60
Segmentation des marchés du travail, diversification
des familles professionnelles 67
1.4. Le travail non qualifié, disparition structurelle ou
construction sociale ? 69
Le déclin du travail non qualifié résulte de la mondialisation
des échanges et du progrès technique 71
Le travail non qualifié comme construction sociale... 73
... qui interroge l’ensemble des modes de qualification 81
1.5. La déconnexion croissante entre l’échange (dénomination
d’emploi) et l’usage (contenu du travail) 98
2. Conditions de travail, conditions d’apprentissage : la face
cachée de la modernisation 102
2.1. Conditions de travail et émergence du droit 104
2.2. Le taylorisme ou la délimitation des frontières physiques
et symboliques de la pénibilité du travail 106
2.3. Depuis vingt ans : difficultés croissantes
de représentation 109
Une évolution de plus en plus aléatoire 109
La « déterritorialisation » du travail d’exécution 119
Conditions d’apprentissage : entre le « faire » et le « dire » 124
3. Une approche compréhensive de la réalité sociale 128
3.1. Le cadre de la sociologie compréhensive 129
3.2. Le travail « réel », entre confrontation et différenciation 135
3.3. La qualification ordinaire, esquisse de définition 139
Chapitre 2 : Description, domination. La formation des
descriptions dominantes dans les organisations 147
1. La modernisation, rationalisation incertaine de l’organisation
productive 150
2. Une analyse comparée. Maintenance (site Alpha),Exploitation
(site Gamma) 155
2.1. Présentation des sites industriels 156
Une usine de retraitement (site Alpha) 156
Un centre régional d’exploitation du réseau électrique (site
Gamma) 162
2.2. L’analyse des populations, entre homogénéité et
hétérogénéité des trajectoires professionnelles 168
Des ouvriers et techniciens relativement anciens, formés
« sur le tas » (site Alpha) 168
Des ingénieurs et techniciens dont les niveaux de formation
sont très hétérogènes (site Gamma) 172
2.3. Changements organisationnels et innovations
de formation 178
Le passage d’une organisation par « métier » à une
organisation par « fonction » (site Alpha) 178
Le développement de la formation en alternance et la
formalisation des processus de décision (site Gamma) 186
2.4. La formation des descriptions dominantes 197
« Prescription forte, description faible » (site Alpha) 197
« Prescription faible, description forte » (site Gamma) 204
Une combinaison locale de facteurs 211
3. Travail et savoirs : éléments de réflexion méthodologique.
« Savoirs pratiques » ou « fabrications cognitives » ? 216
3.1. Une pratique du savoir en situation de travail 218
Savoirs de l’action 218
Savoirs dans l’action 220
3.2. À propos du travail d’exécution 224
3.3. L’analyse « figurative » de l’action 225
Chapitre 3 : Figures du travail, figures du savoir.
Transgressions et déplacements (site Alpha) 229
1. La transgression des règles au travail : « une figure de la
transgression et de l’improvisation » 234
1.1. Des épreuves de qualification 235
À l’ombre de la formalisation 235
La circulation des « épreuves de jugement » 241
Le réel, un travail sur le prescrit 250
1.2. Une série de transgressions limitées et improvisées 255
Plusieurs étapes 256
Une pratique limitée et improvisée... 264
...qui conduit à sa propre dissimulation 272
1.3. Détournement et savoir ordinaires 273
Apprendre en cours d’action 273
Un autre regard sur le travail 277
2. Le déplacement ou la construction des territoires : « une figure
du déplacement et de la territorialisation » 279
2.1. Corps au travail, corps en travail 280
Les déplacements, entre pénibilité et ressource 280
Des stratégies de réduction des temps de déplacement 283
Corps et transgression, les voies du détour 287
2.2. La règle saisit le corps 289
Un « défaut de vue » 289
Les objets aussi ont un corps 292
La règle, épreuve corporelle 294
2.3. Les territoires de l’action 302
De l’espace au territoire, une scène évolutive 302
Lien cognitif, lien social 304
Une « polyvalence par position » 310
3. La disqualification sociale : dérision, discrétion 313
3.1. Une pratique dérisoire 313
3.2. Des innovations apparentes 315
La formation, des situations anxiogènes 315
Des contradictions organisationnelles 317
Les impasses du calcul économique local 320
3.3. La « déstabilisation des stables » : une analyse sociocognitive
321
Chapitre 4 : Figures du savoir, figures du travail.
Visions et interactions (site Gamma) 329
1. Le travail du regard : « une figure de la vision et des manières
de voir » 334
1.1. Une sociologie des usages visuels 336
La différenciation des usages 338
Entre éloignement et proximité, la place des images 346
L’autonomie du regard 353
1.2. Voir, savoir : un travail des corps 358
Jugement et cognition, la place du collectif 359
Les frontières du corps à corps 365
Apprendre à voir autrement 370
1.3. Vision et normes sociales : la clandestinité du regard 372
2. L’apprentissage du langage en cours d’activité : « une figure de
l’échange et de l’interaction verbale » 378
2.1. Interactions, interruptions 381
Quelques observations 381
Des interruptions subies, mais acceptées 385
La pluralité des registres langagiers 387
2.2. Quand dire, c’est... ne pas faire 389
La place des énoncés performatifs 389
Faire ou ne pas faire ? 391
Au bout et à bout du langage 395
2.3. Rites et « échanges réparateurs » : le travail
du symbolique 398
Rites et codes de langage 399
Réparation et coopération par le langage 407
« Apprendre, c’est prendre des risques » 411
3. Entre innovation et disqualification 413
3.1. Une version « faible » de l’alternance 414
3.2. Évaluation, sélectivité : les usages légitimes 418
3.3. La « marginalisation collective » : une analyse sociocognitive
425
Chapitre 5 : La qualification, une politique du corps ?
Identité, syndicalisme et corporéité : regards transverses 427
1. Face à l’identité 429
1.1. L’approche biographique, ou le « jeu de miroirs »
identitaire 429
La division interne de l’identité 430
Une relecture du schéma goffmanien de formation
des identités 432
Des types identitaires statiques 436
1.2. L’approche relationnelle, ou l’accès conflictuel
à l’identité 438
1.3. Des identités dissidentes 442
L’éparpillement 443
La consolidation 445
La cristallisation 447
2. L’action syndicale, entre éloignement et écartèlement 448
2.1. Un changement de « compromis productif » ? 449
2.2. Crise de la description sociale, crise de la représentation
politique 451
Jeux et joutes institutionnelles (site Alpha) 453
Un militantisme « écartelé » (site Gamma) 458
Les limites du projet participatif 463
2.3. Corps et savoirs : une mise en débat 467
3. Une politique du corps est-elle possible ? 477
Conclusion 487
Bibliographie 491
Annexes 505